Le dossier noir des applications mobiles de collectivités – Partie 4

Quatrième volet de notre dossier noir des applications mobiles de collectivités. Tous les chiffres présentés dans le volet précédent prouvent que les applications mobiles ont peu de chances de trouver leur public. Mais un contre-exemple existe, et c’est toujours celui que tout le monde cite. Il est donc temps de décortiquer le succès de la fameuse application Nantes dans ma poche.

Ce dossier est divisé en 5 articles :

  1. Historique : grandeur, décadence et stagnation
  2. Les promesses
  3. La gifle du réel
  4. L’exception qui confirme la règle
  5. Si pas d’appli, alors quoi ?

Partie 4 – L’exception qui confirme la règle

« Le biais du survivant décrit notre tendance à n’étudier que les survivants ou ceux qui ont réussi, arrivant à la conclusion que ce qu’ils ont fait doit être la raison de leur succès. Avec cette logique, nous ignorons ceux qui ont fait la même chose mais ont échoué ou disparu – nous érigeons des coïncidences ou des facteurs insignifiants en facteurs cruciaux de succès. »

Chris Masi – Overcoming Self-Help Myth

Nantes l’a fait, pourquoi pas vous ? C’est la question que posent tous les commerciaux en application mobile à leurs futurs clients. Une question en forme de provocation qui fait vendre. Avec ses 5000 connexions par jour en moyenne, « Nantes dans ma poche », cet OVNI des collectivités, fait figure d’exception. Depuis sa sortie dans la deuxième moitié des années 2010, il aura fait couler plus d’encre virtuel que tous les autres projets « innovants » portés par les DirComs.

Penchons-nous donc sur ce cas d’école, si souvent brandi comme preuve irréfutable que l’application mobile de collectivité est l’avenir.

Un succès vous dites ?

Tout d’abord, il nous est difficile de dire si 5000 connexions par jour peuvent être considérées comme un succès ou un échec. Avec un territoire de 656 000 habitants, et un site internet qui doit vraisemblablement générer entre 10 et 30 fois plus de visites journalières, la question se pose. À vous de décider si vous préférez voir le verre à moitié plein ou à moitié vide. Mais en tout état de cause, le verre est indiscutablement à moitié rempli.

Malgré tout, cette application a réussi à franchir le plafond de verre qu’aucune de ses semblables n’a explosé : le millier de visites quotidiennes. Comment un tel exploit a-t-il pu être réalisé ?

La raison officielle : l’application pensée utilisateur

Les articles évoquant cette application mettent toujours en avant l’innovation principale qu’elle contenait à l’époque de sa sortie : sa conception centrée utilisateur.

En effet, contrairement aux applications des années 2010 qui ressemblaient au site de la collectivité avec une ergonomie simplifiée, Nantes a placé l’utilisateur au centre de la démarche.

Ecran Nantes dans ma poche

L’écran d’accueil de l’application, personnalisable tuile par tuile

Résultat, une application personnalisable qui propose des outils réellement pratiques :

  • la direction pour se rendre au parking le plus proche de moi et le nombre de places disponibles, et pas seulement une carte des parkings du territoire,
  • la liste des prochains bus pour ma ligne, à mon arrêt, dans ma direction, et pas seulement le plan des lignes,
  • les horaires de ma piscine favorite, avec les actualités de dernière minute de ma structure, et pas seulement une liste des piscines de la zone.

Vous l’avez compris, la différence est précisément dans tous ces « et pas seulement ». L’utilisateur au centre, ou comme on dit, « me, myself and I ».

C’est en tout cas la raison officielle. Mais si c’était vrai, alors il n’y aurait aucune raison pour que les autres applications basées sur le même principe ne soient pas également des succès. Et des applications sur le même modèle, il y en a maintenant pléthore : Orange a standardisé l’application dans son offre « ma ville / mon territoire dans ma poche », et des concurrents comme Lumiplan ont adopté la même ergonomie.

Or comme nous l’avons dit dans la partie précédente de notre dossier, toutes les autres sont des échecs.

Conclusion : cette conception centrée utilisateur est certainement nécessaire, mais en rien suffisante.

Pourquoi ça marche (réellement) à Nantes ?

Logo Nantes dans ma poche

Le logo de l’application, un bouton cliqué par plus de 5000 personnes tous les jours

La métropole : un bassin de vie cohérent

Comme son nom ne l’indique pas, Nantes dans ma poche n’est pas l’application de la ville de Nantes. C’est l’application de la Métropole de Nantes. Un détail qui a son importance.

En effet, aujourd’hui :

  • on habite dans une commune,
  • on travaille dans une autre,
  • on pratique son activité préférée dans une troisième,
  • on est prêt à faire quelques kilomètres pour un événement qui nous intéresse,
  • et même chose pour notre conjoint et nos enfants.

Bref, la commune n’est plus l’échelon cohérent de notre vie quotidienne. Notre bassin de vie, c’est l’intercommunalité.

Un outil qui se veut pratique et correspondre à tous les besoins de la vie quotidienne des habitants doit donc couvrir ce bassin de vie, et ne pas se limiter aux frontières communales. C’est ce qu’a fait Nantes. Nantes Métropole donc.

Une offre de service qui n’existait pas déjà

A l’époque de la sortie de cette application, il n’y avait rien de semblable sur le territoire. Sur les éléments les plus utilisés, la concurrence était médiocre.

L’application fut notamment la première du territoire à proposer de façon aussi ergonomique les informations en temps réel sur les transports. Elle fut aussi la première à fournir sur smartphone les places disponibles dans les parkings.

En clair, elle a su occuper des créneaux qui étaient alors désespérément vides.

Le nerf de la guerre : la donnée à jour

Nous l’avons dit, ce qui fait le succès de cette application mobile, c’est sa capacité à apporter à l’utilisateur une information précise, personnalisée, et à jour. Bref, à lui fournir de la donnée.

Une donnée qui ne sort pas du chapeau, mais de deux sources possibles :

  1. de logiciels qui la contiennent déjà. Par exemple :
    • des transports, avec une délégation de service public qui détient dans son système d’information les positions en temps réel des bus,
    • des parkings, avec un système de gestion d’entrées/sorties qui connait le taux d’occupation à l’instant T,
    • de l’agenda des manifestations, déjà alimenté pour le site internet de la collectivité.
  2. de petites mains qui vont la saisir. Par exemple un agent désigné dans chaque commune pour saisir le menu des cantines de la semaine.

Autrement dit, l’alimentation de l’application nécessite :

  • des interconnexions avec des logiciels externes, un travail technique à mener au cas par cas, qui n’est pas toujours possible suivant les logiciels, et qui requiert la participation active de chaque éditeur des logiciels concernés. Soit un sacré investissement.
  • des gens pour alimenter certaines données à la main, systématiquement et régulièrement. Soit une sacrée organisation, et une sacrée participation des communes du territoire.

Des investissements financiers, une organisation, et une participation des communes que Nantes Métropole a admirablement su déployer, et parvient à maintenir sur la longueur.

Et pourquoi ça ne marchera (probablement) pas chez vous ?

Récapitulons. Qu’est-ce qui a fait le succès de Nantes dans ma poche :

  • la couverture d’un bassin de vie cohérent : la métropole,
  • une offre de service venue combler des absences, et pas concurrencer des services qui existaient déjà,
  • la capacité à donner des informations précises, à jour, et réellement personnalisées à chaque utilisateur,
  • des interconnexions avec le système d’information interne, via des connecteurs onéreux, techniques, réalisés au cas par cas,
  • une organisation partagée entre l’agglomération et les communes, avec des agents municipaux qui alimentent certaines données au quotidien.

Ce qui nous permet d’en déduire les conditions minimales de succès d’une application mobile :

  • D’abord des conditions difficiles à mettre en œuvre :
    • des logiciels performants disposants d’une donnée précise, complète et à jour
    • de l’argent pour développer des connecteurs entre ces logiciels et votre application mobile
    • une organisation sans faille avec des agents qui saisissent manuellement les autres données
  • Et surtout des conditions que vous ne contrôlez pas :
    • être un territoire cohérent en terme de bassin de vie (donc surtout pas une commune)
    • l’absence de services équivalents et que les utilisateurs se sont déjà appropriés
    • tenir la longueur d’un mandat à l’autre

Pour vous, la décision est simple. Si vous cochez TOUTES les conditions : foncez. Mais si UNE SEULE d’entre elle n’est pas vérifiée : ne perdez pas votre temps, c’est peine (et argent public) perdu(e).

Voilà qui clôt le quatrième chapitre de ce dossier. La réussite de Nantes dans ma poche s’explique par des moyens que la plupart des collectivités n’ont pas, et surtout par des contingences externes qui ne sont pas vérifiées pour la quasi-totalité des collectivités et sur lesquelles elles n’ont aucun contrôle.

Mais alors, que faire si l’application mobile n’est pas une solution ? C’est ce que nous verrons dans le prochain article.

Crédits photo : RJA1988, nantaise.fr