Le dossier noir des applications mobiles de collectivités – Partie 3

Troisième volet de notre dossier noir des applications mobiles de collectivités. Après avoir exposé les arguments pro application, nous nous attaquons au plus difficile : le démontage de ces idées reçues, et la réalité qui se cache derrière les promesses.

Partie 3 – La gifle du réel

« La réalité, c’est ce qui ne disparait pas quand on arrête d’y croire. »

Philip K. Dick – How to Build a Universe That Doesn’t Fall Apart Two Days Later

Il est temps de revenir à la réalité. Tous les chiffres présentés dans la partie précédente sont vrais. Mais ils sont incomplets. Et c’est bien dommage, parce que les chiffres manquants, ceux qu’on ne cite jamais, sont les plus intéressants. Les voici.

Tant d’applications… et si peu d’applications utilisées

Nous passons la majorité de notre temps internet sur smartphone. C’est vrai.

Nous passons la majorité de notre temps smartphone sur des applications mobiles. C’est vrai aussi.

Mais lesquelles ?

Les utilisateurs de smartphones passent 50 % de leur temps dans une application et 97 % dans leur top 10 applications (source, 2017)

Voilà, fin du spectacle.

Si nous passons un temps infini sur des applications mobiles, la quasi-intégralité de notre activité se fait sur un tout petit nombre d’applications, et toujours les mêmes : réseaux sociaux (50 %), vidéos en ligne (15 %) et jeux (10 %) (source, 2019).

Pour le reste ? Vos mails, votre musique, et quelques applications pratiques comme Waze ou Google Maps. Autant dire qu’une application mobile de collectivité a autant de chance de rentrer dans le top 10 d’un utilisateur que moi de recevoir des fleurs d’une société d’application mobile après cet article.

Le cimetière des éléphants

Mais alors si on utilise aussi peu d’applications, que deviennent les autres ?

30 % des applications ne sont plus utilisées après une semaine, deux tiers après 1 mois

La durée de vie moyenne d’une application sur un smartphone est de 5,8 jours

Cette durée de vie descend à 4,7 jours pour les applications dites « utiles »

(source 1, source 2)

Et puisque les faits ne suffisent pas, faites le test vous-même, avec ces deux simples questions :

  • combien d’applications avez-vous sur votre smartphone et que vous n’avez pas ouvert depuis plus d’un mois ?
  • combien de fois avez-vous entendu parler d’une application mobile, l’avez téléchargée, testée une fois en vous disant « c’est sympa ! »… et ne l’avez plus jamais ouverte ?

L’écrasante majorité des applications finit irrémédiablement aux oubliettes. Ou à la poubelle.

57 % des applications sont désinstallées après un mois, et 71 % dans les 90 jours (source)

Même les éditeurs le disent. Selon Apple, en 2017, seul 0,01 % des applications mobiles créées trois ans auparavant sont considérées comme un succès financier (source).

Des fonctionnalités exclusives… pas si exclusives

Revenons à l’argument de base. Avec une application mobile, il est possible d’utiliser les fonctionnalités avancées du smartphone : géolocalisation, appareil photo.

Vous savez quoi ? On peut aussi avec un site web. Aussi simplement. De la même manière. Tout pareil.

Vous ne me croyez pas… allez donc signaler un problème sur la voirie à Rouen par exemple.

Fonction smartphone

Une tape sur le bouton et votre smartphone vous propose de prendre une photo !

Idem pour la géolocalisation. Aussi simple, aussi ergonomique qu’une application mobile.

Des alertes… invisibles

Les fameuses alertes. Le Graal, vous vous souvenez ? Avec une application mobile, vous pouvez envoyer à vos usagers des alertes qui apparaîtront sur leur écran de veille, comme un mail ou un texto.

En théorie. Car les chiffres sont plutôt édifiants sur le sujet.

D’abord, si les notifications sont activées par défaut sur Android, sur iOS en revanche le consentement de l’utilisateur doit être explicite. Ce qui nous amène à la première déconvenue :

En France, taux d’activation des notifications sur les applications :

  • sur Android : 91,5 %
  • sur iOS : 45,3 %

(Source)

Mais au fond, ce n’est pas la vraie question.

La vraie question est surtout de savoir si ces alertes génèrent une réaction. Et la réponse est non, comme vous vous en doutez.

En France, taux de réaction aux notifications :

  • sur Android : 11,9 %
  • sur iOS : 5,8 %

(Source)

Bilan : plus de la moitié des utilisateurs d’Apple refusent les alertes de vos applications mobiles. Et pour l’écrasante majorité des utilisateurs, votre alerte ne suscitera rien d’autre qu’un haussement de sourcil, puis un certain agacement à mesure que vous lui en enverrez. Des utilisateurs qui finiront par désinstaller l’application.

Ça valait bien le coup d’investir pour ça.

Des statistiques d’utilisation édifiantes

Il aurait fallu commencer par là. Au-delà des chiffres généraux que nous vous avons présentés jusqu’ici, le seul vrai critère pertinent reste le taux d’utilisation. Qu’en est-il donc de la réussite réelle de ces applis ?

Les téléchargements : faux indicateur mais premier indice

Les prestataires mettent systématiquement en avant le nombre de téléchargements de leur application mobile. Ils n’ont pas le choix ceci dit, car cette information est accessible aux collectivités via leur compte sur les stores. Même certains papes de la communication publique se laissent prendre au jeu de la valorisation des téléchargements.

Tout d’abord, il est absolument crucial de comprendre que cet indicateur n’en est pas un. En effet :

  • le nombre de téléchargements depuis la sortie de l’application ne correspont PAS au nombre d’utilisateurs possédant actuellement l’application mobile sur leur smartphone (71 % des applications sont désinstallées dans les 90 jours),
  • application téléchargée ne signifie PAS utilisateur régulier, ni même occasionnel (l’écrasante majorité des applications mobiles ont une durée de vie d’une seule ouverture).

Autrement dit, on peut très bien avoir un grand nombre de téléchargements et un taux d’utilisation nul. C’est même ce qui se produit la plupart du temps.

Mais admettons. Observons les chiffres de téléchargement (chiffres observés sur le Google Play fin 2020) :

Territoire Habitants Téléchargements Android
Nantes Métropole 646 000 50 000 – 100 000
Perpignan 300 000 10 000 – 50 000
Tours Métropole 293 000 10 000 – 50 000
Orne 283 000 10 000 – 50 000
Sophia-Antipolis 175 000 500 – 1 000
Colombes 85 000 5 000 – 10 000
Nevers 67 000 1 000 – 5 000
Albi 49 000 5 000 – 10 000
Orange 29 000 1 000 – 5 000
Libourne 25 000 1 000 – 5 000

Les fourchettes données sont les informations publiques disponibles via Google Play, sur le nombre de téléchargement de l’application depuis sa création. Imaginez ce qu’il en reste à l’instant T.

Qu’observe-t-on ?

D’une, que pour pas mal de territoires, notamment au-dessus de 50 000 habitants, ce n’est pas fameux.

De deux, que le nombre de téléchargement ne semble pas être directement lié au nombre d’habitants, bien qu’on observe un taux de téléchargement plus fort sur les petits territoires.

Finalement, le critère le plus pertinent pour expliquer ces disparités semble être la campagne de communication menée autour du lancement de l’application. En bref, plus vous communiquez, plus on vous télécharge.

Le taux de connexion : l’arlésienne

Aussi étonnant que cela puisse paraitre, de nombreux éditeurs d’applications mobiles ne donnent pas cette information à leur client.

Oui, vous avez bien lu. Ils ne la donnent pas.

Et les raisons avancées sont surréalistes : trop complexe, pas prévu au départ, non demandé dans votre cahier des charges, ou même « possible, mais moyennant un devis », comme le disait un éditeur d’application mobile dans une conférence de la dernière rencontre Cap’Com. Les éditeurs aiment décidément vendre vos données… surtout à vous-même !

Mais s’ils ne la fournissent pas, c’est aussi pour une autre raison : parce que les collectivités ne la demandent pas. Je ne compte plus le nombre de DirComs à qui j’ai posé la question de leur taux de visite, et qui me répondent par un grand silence. Il faut bien le reconnaître, la culture de l’analyse des chiffres est encore une montagne à gravir pour certains communicants.

Cette question vient si peu à l’esprit que même une récente étude de marché menée par le Centre de Gestion d’Ille-et-Vilaine (PDF) ne prend même pas la peine de l’aborder. Dommage pour une présentation adressée à l’ensemble des villes adhérentes du département, qui transmettra donc un message pour le moins biaisé.

Des connexions qui se comptent… sur les doigts de la main

On exagère avec ce titre ? Pas vraiment. Toutes nos recherches arrivent à la même conclusion : les applications mobiles de collectivités génèrent un taux de connexion de l’ordre de la dizaine par jour.

Un chiffre relativement constant peu importe la taille du territoire. On observe en effet un taux de connexion proportionnellement plus élevé sur les petits territoires que sur les gros.

Quelques exemples (évidemment, nous ne pouvons pas donner le nom des territoires concernés) :

  • Métropole de 300 000 habitants : 200 connexions par jour
  • Commune de 96 000 habitants : 30 connexions par jour
  • Commune de 53 000 habitants : 30 connexions par jour
  • Commune de 13 000 habitants : moins de 10 connexions par jour
  • Commune de 3 000 habitants : 20 connexions par jour
  • Commune de 600 habitants : 40 connexions par jour

Ces cas ne sont pas des exceptions, ils sont malheureusement la règle.

En clair, c’est un désastre.

Voilà qui clôt le troisième chapitre de ce dossier. Les promesses résistent bien mal à une analyse sérieuse, et les différents exemples que nous avons sont sans appel sur l’échec de ces projets.

Toutefois, un village d’irréductibles gaulois résiste. Au milieu de tous ces échecs, l’application « Nantes dans ma poche » génère environ 5000 connexions par jour. Y aurait-il une lueur d’espoir au milieu de ces ténèbres ? C’est ce que nous essaierons de voir dans le prochain article.

Crédits photo : RJA1988,Giphy