La bureautique libre a-t-elle encore une chance ?

Le déploiement de la bureautique libre est un sujet récurrent en collectivité territoriale. Depuis près de 20 ans, certains DSI tentent cette approche. Gain financier évident, le projet n’est pas pour autant sans encombres. Il faut composer avec des difficultés nombreuses, à commencer par la résistance des utilisateurs, qui boudent LibreOffice et préfèrent leur habituel Microsoft Office.

Des difficultés tellement grandes que de nombreux DSI hésitent aujourd’hui à mettre ce projet à l’ordre du jour, renoncent, voire même le considèrent comme utopique. La bureautique libre serait-elle une ambition définitivement enterrée en collectivité ?

Les promesses de la bureautique libre

La bureautique libre pour une organisation, collectivité ou autre, est présentée comme un pari en forme de vases communicants :

  • d’un côté, un gain financier direct par l’économie des licences annuelles, que Microsoft facturait jadis par poste et désormais par utilisateur ;
  • de l’autre, la réinjection d’une partie de ces gains en formation pour les utilisateurs.

En façade donc, une transformation directe : de dépense stérile d’argent public à sa conversion en augmentation des compétences.

Et en toile de fond, l’utilisation d’outils libres, correspondant parfaitement à la philosophie du service public.

Et aussi à notre philosophie ! Nous avons accompagné plusieurs collectivités dans ce projet, et avons même donné des formations au CNFPT sur ce thème. En effet, pourquoi donc une collectivité devrait payer autant d’argent pour un outil aussi basique et déployé sur tous les postes informatiques ?

La réalité nous a donné tort…

Des difficultés qui s’empilent

Un retard maintenant évident

D’abord, si Microsoft Office et OpenOffice étaient au coude à coude dans les années 2000, tant sur les plans fonctionnels qu’ergonomiques, Microsoft a sauté une marche en 2007 avec la refonte complète de son interface.

A contrario, OpenOffice s’est « pris les pieds dans la marche » avec d’abord le rachat de son éditeur Sun par Oracle puis sa reprise par la fondation Apache, et surtout la séparation avec le projet parallèle LibreOffice, le plus actif désormais.

Avec toutes ces péripéties, l’interface de LibreOffice a pris énormément de retard, qu’il essaie de combler depuis (il propose un mode d’affichage type « ruban » comme son concurrent). En outre, les différences fonctionnelles sont maintenant réelles. Même si le tableau comparatif donné par la Document Foundation les met à égalité, LibreOffice ne fait plus le poids face à Microsoft Office sur les fonctionnalités avancées du tableur et sur son outil de présentation Impress qui fait pâle figure à côté de PowerPoint.

Et évidemment, reste encore et toujours le problème de compatibilité des formats de fichiers. Officiellement, chaque suite bureautique sait ouvrir les fichiers de sa voisine. En réalité, la fameuse « mise en page qui saute » est monnaie courante, sans parler des problèmes fonctionnels sur les macros. Des problèmes au mieux agaçants, au pire totalement inacceptables quand il s’agit de documents officiels (courriers, délibérations).

Des promesses désormais irréalistes

Plus que ces différences, nous observons aujourd’hui les limites de la stratégie. Le vœu pieu était que les économies générées par l’absence de coût de licences seraient réinjectées dans la formation des agents. Mais cette proposition est-elle vraiment réaliste au regard :

  • de la complexité à former toute une collectivité sur ces logiciels de façon régulière,
  • et de l’envahissement de Microsoft Office dans la sphère privée mais aussi dans la majorité des sphères professionnelles ?

À l’époque où on rédigeait un courrier par semaine dans Word à la maison, peut-être. Mais quand désormais tous les membres du foyer ont un ordinateur, où les jeunes font leurs devoirs sur la suite Microsoft et les parents l’utilisent également au quotidien, cette vision semble utopique.

Rajoutons à cela une partie des logiciels métiers qui ne s’interfacent qu’avec Microsoft Office, et l’écrasante majorité des partenaires d’une collectivité qui ne travaillent qu’avec, nous ne pouvons qu’acter avec une certaine tristesse la réalité : Microsoft a gagné une bataille dans la guerre de la bureautique.

Le 100% libre, l’arlésienne

Mais au fait, une collectivité a-t-elle déjà réussi à passer 100 % de son parc en bureautique libre ?

À notre connaissance, non.

La mise en compatibilité de l’ensemble des logiciels métiers étant à ce jour utopique, les collectivités se résolvent toujours à équiper au moins une partie des postes avec des licences Microsoft.

Une stratégie « entre deux eaux » qui s’apparente généralement à la propagation lente d’un virus. Qui commencera toujours à cause des logiciels métiers. Et qui s’étendra ensuite vraisemblablement à la direction générale (qui n’est pas toujours la première à donner l’exemple), à certains utilisateurs des finances qui ont besoin des fonctionnalités avancées d’Excel, voire à certaines directions qui « savent se faire entendre ».

Et qui aboutira à la situation catastrophique malheureusement habituelle : des services qui n’arrivent même plus à travailler ensemble, s’énervant sur le format de fichier de leur voisin.

Un gain financier discutable

L’économie des licences peut-elle compenser les coûts indirects ?

Il faut d’abord compter les coûts de mise en compatibilité du système d’information. En effet, de nombreux logiciels métier ne sont pas compatibles avec les suites bureautiques libres.

Il faut également compter la conduite du changement nécessaire pour les agents.

Une étude de 2015 de nos confrères de chez Voirin analyse plusieurs scénarios (taille de la structure, migration totale ou partielle). Et les résultats, lorsqu’ils prennent aussi en compte les coûts indirects, montrent un bilan financier pas si encourageant.

Et encore, cette étude n’évoque pas certaines conséquences néfastes de l’utilisation de LibreOffice : de nombreuses minutes perdues par semaine (voire par jour) et par utilisateur, dont la perte de productivité ramenée aux coûts RH serait elle aussi à inscrire au passif du projet.

Le ressenti de l’utilisateur, le caillou dans la chaussure du DSI

Au-delà des coûts directs et indirects, un aspect de ce projet est toujours occulté : le ressenti de l’utilisateur et son impact sur la DSI.

L’argument de l’open source et des économies directes pour la collectivité pourra certainement séduire quelques agents. Mais nos études qualitatives sont sans appel : la bureautique libre est toujours un point de crispation entre les utilisateurs et la DSI.

Dans le cadre de nos schémas directeurs, nous analysons le ressenti des utilisateurs sur leur système d’information via des questionnaires et des entretiens avec les services. Pour les collectivités ayant déployé la bureautique libre, même avec les moyens nécessaires (formateur en interne, communication, etc.), ce sujet revient toujours spontanément comme un problème important.

Impression (réelle ou ressentie, peu importe) d’être doté d’un « sous-outil », d’une DSI faisant des « économies de bouts de chandelle » aux dépens de la productivité des utilisateurs, d’une perte d’expertise dans son travail quotidien, voire même d’être considéré comme un « sous-agent ». Voilà un condensé de toutes les objections classiques qu’opposeront les utilisateurs à longueur de journée.

Un sujet qui, mois après mois, année après année, érode la relation entre la DSI et ses utilisateurs. Relation souvent déjà bien difficile à maintenir au beau fixe lorsque les besoins des agents rentrent parfois en contradiction avec la stratégie des systèmes d’information que souhaite impulser la DSI.

Vraiment, faut-il se mettre cette épine dans le pied ?

De la lumière au bout du tunnel

Faut-il abandonner l’idée d’une bureautique libre ? Peut-être pas…

La stratégie dangereuse de Microsoft

Avec la sortie de Microsoft 365, le géant déploie deux stratégies qui ouvrent chacune une brèche.

D’une part, Microsoft pousse à l’utilisation de son cloud pour le stockage des documents (sur SharePoint, Teams et toutes les autres applications de la suite qui stockent des fichiers). Un stockage qui pose de sérieuses questions juridiques en termes de respect du RGPD, et plus généralement de la souveraineté des données des collectivités territoriales. Entre Patriot Act, Cloud Act, et invalidation du Privacy Shield, on s’y perd.

D’autres part, Microsoft pousse également à l’utilisation de la version web de sa suite. Une version pas tout à fait iso-fonctionnelle avec la version classique. Et une version qui, comble de l’ironie, pose elle-même parfois des problèmes de « mise en page qui saute » !

De belles gaffes qui pourraient ouvrir la voie à la concurrence.

OnlyOffice, l’outsider qui renversera la bascule ?

En parlant de concurrence, l’arrivée de OnlyOffice pourrait bien faire vaciller le géant. Cette suite bureautique en ligne, créée en 2009 sous le nom de Teamlab et versée en open source en 2014, vient avec sa plateforme collaborative, OnlyOffice Groups.

En plein essor, elle est maintenant intégrée à plusieurs autres outils collaboratifs comme Nextcloud, ownCloud ou GoFast.

Et elle se présente comme le concurrent direct de Microsoft, en portant son attention précisément sur la correction des faiblesses de LibreOffice : une compatibilité parfaite avec les fichiers MS Office.

Les comparatifs sont encore rares, mais les premiers tests sérieux semblent positifs. Bref, un produit à suivre de très près, et pourquoi pas à intégrer dans un prototype pour les DSI défricheurs ?

La bureautique libre en collectivité territoriale est donc en pleine traversée du désert, depuis une dizaine d’années. Mais l’évolution de Microsoft et l’arrivée d’un outsider promettent des rebondissements passionnants.

Quant à LibreOffice ? Sans un redressement rapide et en profondeur, il pourrait bien confirmer son déclin. Il finira alors malheureusement, comme beaucoup d’autres avant lui, au fond du placard des projets géniaux n’étant jamais parvenus à résoudre leurs contradictions internes.

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